Dans ce laboratoire où bruissent des pompes, douze cloches de verre oblongues sont alignées sur deux tables de bois. Au-dessus d’elles, une lumière LED éblouissante permet aux végétaux qu’elles abritent de croître: des plants de maïs tantôt intacts, tantôt rongés par de minces chenilles qu’on peut voir se tortiller sur les feuilles. Les réceptacles sont reliés l’un à l’autre par de fins tuyaux de téflon blanc: «Ils nous permettent à nous, scientifiques, de suivre à la trace comment les plants de maïs échangent des informations dans l’air sous forme de molécules odorifères, notamment lorsqu’ils sont attaqués par des ravageurs», explique Ted Turlings.
«Je suis fasciné par la biologie depuis l’enfance»
Ce professeur de l’Université de Neuchâtel est l’une des sommités mondiales de «l’écologie chimique», qui étudie des processus chimiques permettant des interactions entre divers organismes végétaux et animaux, dont surtout les insectes. Il a reçu en septembre 2023 le Prix Marcel Benoist, la plus prestigieuse récompense scientifique suisse, pour ses recherches fondamentales initiées il y a près de quarante ans. Celles-ci augurent aujourd’hui des applications importantes pour développer une lutte biologique contre les ravageurs et promouvoir ainsi une agriculture plus durable.
«Depuis l’enfance, je suis fasciné par la biologie», confie d’emblée cet homme de 64 ans originaire des Pays-Bas, d’apparence réservée mais au contact très cordial. Après des études universitaires à Leiden, il part pour les Etats-Unis: «En 1985, j’ai 25 ans et suis un jeune doctorant un peu insouciant en poste à Gainesville, en Floride, au sein du Département américain de l’agriculture, se souvient-il. C’est un laboratoire où tout le monde travaille beaucoup. On me confie alors une question de recherche très claire.» En l’occurence: comment font les guêpes parasitoïdes Cotesia marginiventris pour se diriger précisément sur les feuilles de maïs qui hébergent les chenilles Spodoptera exigua dans le corps desquelles elles iront pondre leurs œufs pour se reproduire? Cet enchaînement d’événements permet à la plante de se débarrasser de la chenille, qui meurt du fait d’être l’hôte de cette couvée. Mieux comprendre ces processus permettrait peut-être – se disait-on alors – de développer un moyen de combattre naturellement ces nuisibles en attirant des armées de guêpes prédatrices.
Maïs et guêpes dans un même tunnel
Dans son laboratoire, le doctorant utilise un long canal rectangulaire de plexiglas fermé et long de plusieurs mètres. A l’intérieur de ce «tunnel de vol», il place à une extrémité la cible – un plant de maïs rongé par la chenille S. exigua – et introduit à l’autre bout la guêpe parasitoïde. L’objectif de l’expérience : observer comment et avec quelle vitesse l’insecte atteint cette cible, tout en analysant les molécules odorifères présentes dans l’air à l’intérieur du tube.
«On pensait alors que ce sont les odeurs de la chenille ou de ses déjections qui guident la guêpe, se rappelle Ted Turlings. Mais nous avons rapidement observé que c’est bien le maïs, lorsqu’il est attaqué par la chenille, qui émet les substances attirant la guêpe!» Le scientifique se dit alors que la simple déchirure de la feuille de maïs est peut-être responsable de l’effet. Mais c’est une fausse piste: en l’absence de la chenille, le végétal, même abimé manuellement, n’intéresse pas la guêpe. Par contre, le biologiste montre qu’en mettant de la salive de chenille sur des feuilles de maïs endommagées par ses soins, la guêpe parasitoïde se rue bel et bien sur elles. «C’était très intriguant, se rappelle-t-il aujourd’hui, car cela suggérait que la plante reconnaît l’organisme vivant qui la ronge, et réagit en émettant des molécules volatiles spécifiques qui font office d’un appel à l’aide destiné à la guêpe parasitoïde.»
«Je suis alors tombé dans la science pour adultes»
Le jeune doctorant persiste et devient le premier scientifique à établir l’identité chimique précise de ces molécules. La découverte, que visent de nombreux autres groupes travaillant sur d’autres plantes et insectes, est publiée en novembre 1990 dans Science, l’une des revues scientifiques les plus prestigieuses. Mais elle est vertement critiquée par ses pairs biologistes, qui échouent à la reproduire – simplement parce qu’ils n’utilisent pas la même espèce végétale. «J’étais déstabilisé et frustré, car je n’avais pas fait l’expérience de telles remises en question», se remémore le scientifique. Surtout qu’à l’époque, riposter était difficile, ce type d’analyses chimiques prenant souvent plusieurs mois, contre un jour avec les instruments disponibles aujourd’hui (un chromatographe en phase gazeuse couplé à un spectromètre de masse). Mais ses résultats se voient finalement confirmés. «Je suis alors tombé dans la science pour adultes», raconte Ted Turlings, en faisant référence à l’émulation qui a suivi autour de ses travaux.
Quels ont été les facteurs de cette réussite? «J’ai eu de la chance: le maïs s’est avéré être une plante idéale pour ces recherches, car il émet beaucoup de molécules volatiles quand il est attaqué.» Le doctorant bénéficie aussi des conseils et encouragements de son mentor, James Tumlinson, connu mondialement et décédé début 2022. «Il me répétait tout le temps: Dot all your i’s, cross all your t’s (trad.: ’Un point sur chaque i, une barre sur chaque t’). Autrement dit, il insistait sur la nécessité d’accorder beaucoup de soin aux détails. Et cela a payé!»
Se tenir à cette discipline va servir à Ted Turlings dans ses travaux suivants, les succès se succédant au fil des décennies. Son groupe parvient à identifier la molécule en jeu dans la salive des chenilles, qu’il baptise volicitine («deux ans de travail», précise le chercheur). Il met ensuite au jour le gène du maïs qui, une fois activé par la salive, déclenche la production des molécules odorifères. Deux découvertes faites aux Etats-Unis mais publiées alors que le scientifique s’était déjà installé en Suisse pour la suite de sa carrière, d’abord à l’ETH Zurich entre 1993 et 1996, puis à l’Université de Neuchâtel. Là, son équipe montre que les voisines d’une plante attaquée perçoivent également le signal d’alerte volatil.
«Jadis, on préférait ne pas parler de communication entre les végétaux, car cela sous-entendait que les plantes attaquées pourraient agir dans le but de bénéficier, d’un point de vue évolutif, du fait d’avertir leurs congénères, se souvient-il. Or il se peut simplement que ces dernières soient intrinsèquement sensibles au signal d’alarme». Aujourd’hui encore, ces notions, ainsi que le vocabulaire qui les décrivent, sont vivement débattus. Signe que le champ de recherches est animé: depuis la découverte de Ted Turlings, divers groupes ont montré que le mécanisme d’appel au secours est répandu dans la nature , l’observant sur d’autres espèces de plantes et d’insectes prédateurs.
Des capteurs à odeurs
Les résultats des recherches fondamentales menées par Ted Turlings ont été petit à petit transformés en applications concrètes. Depuis 2018, le chercheur développe des appareils dotés de capteurs biochimiques pour détecter les composés volatiles émis par les plantes attaquées, dans le cadre du projet Agriscents soutenu par le Conseil européen de la recherche. L’objectif serait de pouvoir ainsi alerter les responsables d’exploitations agricoles de la présence de ravageurs. «Les premiers résultats, tout récents, montrent que l’on peut repérer et identifier les nuisibles présents dans 80 à 90% des cas», glisse-t-il.
Deux types de senseurs sont à l’essai. L’un est petit et bon marché mais sensible aux variations de température et donc moins fiable. L’autre est bien plus cher (plusieurs centaines de milliers de francs), volumineux, mais très fidèle et capable de repérer les odeurs d’alerte en temps réel, contre quelques dizaines de secondes pour le premier.
«Une idée est d’installer ces capteurs sur des engins agricoles afin d’épandre les pesticides uniquement quand et où des ravageurs sont détectés», détaille Ted Turlings. Pour lui, c’est là l’une des implications les plus importantes de sa découverte de 1990: aider à réduire massivement la quantité de produits phytosanitaires utilisés contre les nuisibles dans l’agriculture. Des tests ont lieu actuellement dans la région d’Yverdon-les-Bains, en collaboration avec Ecorobotix, une petite entreprise développant des dispositifs agricoles automatiques capables de localiser les mauvaises herbes à l’aide de caméras.
Un gel de vers pour protéger les plantes
Ted Turlings veut mettre à profit de tels dispositifs pour exploiter également l’une de ses autres découvertes effectuées à l’Université de Neuchâtel. Les plantes n’appellent pas seulement des insectes à la rescousse à la surface, mais également sous terre. Les racines d’une variété de maïs peuvent être assaillies par les larves de coléoptères (Diabrotica virgifera). Elles émettent alors dans la terre de grande quantité de caryophyllène, une substance qui attire des nématodes (Heterorhabditis megidis). Ces petits vers pénètrent dans les larves de coléoptères et les tuent pour s’y reproduire. Toutefois, la plupart des variétés américaines de maïs ont, au fil du temps, perdu la capacité de lancer ce signal d’alerte, au point d’être délaissées.
Or une plante herbacée largement cultivée est connue pour produire du caryophyllène: l’origan. De quoi donner à Ted Turlings une piste de plus: «Nous avons réussi à insérer dans une variété américaine de maïs le gène de l’origan responsable de la fabrication du caryophyllène. Nos essais ont montré que les nématodes étaient alors attirés en masse, de quoi éradiquer les nuisibles.» Cette découverte n’a cependant pas été transformée en application, car elle implique une manipulation génétique des plants originaux.
Conscient de toucher le sujet sensible des OGM, le biologiste souligne: «Il faut savoir que les stratégies conventionnelles pour créer une nouvelle variété végétale en croisant deux plantes peuvent s’avérer parfois plus risquées, car on agit un peu à l’aveugle, génétiquement parlant. La variété obtenue peut avoir des traits inconnus avec des effets potentiellement néfastes. Alors qu’en recourant aux techniques modernes de modification génétique, on sait bien ce qu’on fait, même si pour cela un travail très rigoureux est déterminant», insiste-t-il.
Le scientifique s’est alors dit que ces mêmes vers pourraient également être utiles contre les ravageurs attaquant le maïs en surface, et pas seulement sous terre. Il tente l’expérience avec la légionnaire d’automne (Spodoptera frugiperda), un choix qui n’est pas anodin: «Cette espèce invasive de chenille originaire des Amériques a été observée pour la première fois en Afrique en 2016. Elle a depuis entièrement colonisé la partie sub-saharienne de ce continent, causant pour des milliards de dollars de dégâts. Elle est maintenant aussi bien présente en Asie. Avec une incroyable capacité à migrer sur de longues distances, et aidée par le réchauffement climatique, elle arrive petit à petit en Europe; on a déjà noté sa présence à Chypre.» Or comme cette chenille n’a jamais été en contact avec les nématodes entomophages, il y a fort à parier qu’elle ne dispose contre eux d’aucune résistance, ajoute le chercheur.
En laboratoire, les scientifiques ont répandu un gel contenant ces nématodes sur des plants de maïs rongés par la chenille. Avec succès, puisque celle-ci en pâtit immédiatement. S’ensuit un essai en plein champ mené au Rwanda: «Là aussi, nous avons observé que l’efficacité d’élimination des ravageurs par les vers est grande, aussi bonne qu’avec les pesticides, la seule autre solution actuellement disponible pour lutter contre ce fléau», souligne Ted Turlings. L’intention est maintenant d’appliquer le gel de manière ciblée sur les cultures atteintes. Un essai avec les systèmes intelligents d’Ecorobotix est en passe d’être lancé.
Contribuer à la sécurité alimentaire
Pour Ted Turlings, tous ces travaux s’inscrivent dans une réflexion portant sur des enjeux globaux: «L’agriculture est à la base de très nombreux problèmes, si l’on pense par exemple aux quantités faramineuses de pesticides répandus, avec des conséquences négatives majeures pour l’environnement et au détriment des personnes qui les épandent sans protection, notamment en Afrique et en Asie. Mais de nouvelles approches d’agriculture durable peuvent contribuer à assurer la sécurité alimentaire, à laquelle tout le monde doit avoir droit. C’est le rôle des pays riches, comme la Suisse, de mener des recherches pour augmenter la sécurité alimentaire tout en minimisant les impacts sur l’environnement. Pour cela, la nature nous offre des solutions fiables et bon marché – comme ces nématodes. Des machines agricoles automatiques dotés de senseurs à odeurs ne pourront pas être utilisés partout. Même s’il faut continuer à explorer ces méthodes modernes, nous devons parvenir à des solutions simples. Nous avons justement montré en Afrique qu’on peut appliquer ce gel de vers à la main sur les cultures, avec des outils ressemblant à de grosses seringues.»
«La nature nous offre des solutions fiables et bon marché»
«L’idéal est de déployer ces nouvelles solutions en complément aux méthodes d’agricultures traditionnelles, qu’il faut défendre et promouvoir dans le monde. Et c’est possible», ajoute ce père de famille qui confie avoir pour plus grande passion les voyages et la découverte d’autres cultures, partagée avec son épouse mexicaine. Au moment d’orienter sa carrière après son étape en Floride, Ted Turlings aurait pu accepter des postes aux Philippines ou en Nouvelle-Zélande. Mais c’est la Suisse qu’il décide de rejoindre en 1993. Il choisit l’ETH Zurich moins pour sa réputation internationale que «pour les domaines de recherche traités, un salaire honorable, et le fait de me rapprocher de ma famille vivant aux Pays-Bas». Trois ans plus tard, il s’installe à l’Université de Neuchâtel, au Laboratoire d’écologie animale et d’entomologie. Il y gravit les échelons jusqu’à devenir professeur ordinaire et à prendre la tête du Laboratoire de recherches fondamentales et appliquées en écologie chimique (FARCE).
«Notre université reste petite et pas très connue, commente-t-il. Cela constitue parfois un handicap, mais l’atmosphère professionnelle est excellente et les collègues formidables, et j’y ai la possibilité d’explorer des voies de recherche singulières. Je suis aussi très reconnaissant d’avoir reçu durant des années le soutien financier du Fonds national suisse sous différentes formes (Pôle de recherche national, Programme national de recherche, projets Sinergia, etc.). Cela m’a permis d’avoir dans notre groupe de recherche d’excellents jeunes scientifiques. Aujourd’hui, et avec l’honneur du Marcel Benoist, je suis absolument convaincu que mon choix de venir à Neuchâtel était le bon!». Le chercheur y donne l’un des seuls cours d’écologie chimique en Suisse, «alors qu’il y a tant à explorer lorsqu’on se penche sur les interactions chimiques épatantes entre différents organismes vivants.»
Partager les connaissances
Lorsque l’on s’entretient avec Ted Turlings, il devient vite évident que, de même qu’il a lui-même évolué sous la bienveillance académique de son mentor, il lui tient à cœur de transmettre ses connaissances. Cela «autant ici, dans nos universités occidentales, que dans les pays en développement»; il mène de nombreux travaux en collaboration avec des universités en Chine. Et pour lui, l’ambition va au-delà de la seule recherche scientifique: «Combiner les pratiques agricoles traditionnelles avec des technologies innovantes mais simples et inspirées par la nature rendra l’agriculture plus intéressante et valorisante. Développer de nouvelles stratégies durables pour trouver des solutions à la question de la sécurité alimentaire aura aussi un fort impact économique. Cela pourrait inciter les jeunes agriculteurs de ces pays à en profiter au lieu de prendre part aux mouvements migratoires, comme c’est encore souvent le cas.» Le professeur de biologie espère d’ailleurs obtenir des subventions pour mettre ces idées en pratique en collaboration avec un groupe de recherche au Kenya.
A l’orée de l’âge officiel de la retraite, Ted Turlings compte développer pleinement une nouvelle dimension de ses découvertes fondamentales effectuées il y a quatre décennies – toujours poussé par sa curiosité envers la Nature, dont il a fait le fil rouge de sa vie.